Saki marchait la tête vide, ne sachant même pas où elle se trouvait.
Aujourd’hui elle le sentait plus qu’omniprésent… Malheur, tristesse, nostalgie… De biens affreux sentiments qu’elle sentait se mélanger en elle, compressant tous ses membres. Blême, elle s’arrêta et chancela sans prévenir contre le muret qui se trouvait derrière elle. Fébrilement, elle passa une main sur son visage de cire ; celui-ci était glacé. La jeune fille respira un grand coup puis reprit sa marche. Après un bref coup d’œil elle sût qu’elle se trouvait dans le jardin. Mais depuis quand y était-elle ? Une heure ? Deux minutes ? Sa démarche hésitante se fit plus lente, plus difficile. Depuis ce matin elle n’allait pas bien, ou plutôt, rien n’allait bien. Quelque chose allait arriver, quelque chose de terrible. Elle le savait.
Comme vidée de toute énergie vitale, la vampire tomba brutalement, se retrouvant à même le sol. Son poing se crispa sous l’effet de la douleur qui lui laboura les côtes. Il eut un faible gémissement, une quinte de toux puis une traînée écarlate. Du sang… Oui, aujourd’hui, rien n’allait bien… Saki se releva péniblement et passa l’index sur ses lèvres pâles, maculées de rouge. Elle regarda avec un effroi sans nom la goutte vermeille qui glissait lentement le long de son doigt pour s’étaler dans sa paume.
Des fragments d’images lui revinrent violemment en mémoire, un crin strident lui raillant le crâne. Une ombre difforme se penchait au-dessus d’elle. Elle ne pouvait rien voir au-delà d’un sourire carnassier qui lui dévoilait ses crocs blancs.
Elle entendit soudainement un cri de terreur étouffé. Le sien ? Elle ne pouvait l’affirmer… Puis dans cette nuit si noire tout autour d’elle se teinta de rouge. Elle avait mal, mal à en mourir… Une douleur cuisante lui dévorait la gorge, lui coupant un peu plus à chaque seconde sa respiration. Un silence lugubre répondit en écho à ses cris, puis elle s’enfonça lentement dans un amas de ténèbres.
Elle était déjà là, elle lui ouvrait grand les bras, l’invitant à rejoindre une éternité morbide, tel un puits sans fond…

La demoiselle poussa un cri perçant, recroquevillée sur elle-même. Elle battit vivement des cils, scrutant avec étonnement le lieu dans lequel elle se trouvait. Il s’agissait donc d’un rêve ? En effet, elle ne se trouvait plus dans cette sombre forêt qu’elle avait entrevue dans son cauchemar. Saki porta avec appréhension une main dans son cou, la retira et l’examina. Ce geste avait une impression de déjà vu qui donna des frissons à la jeune fille. Mais, cette fois-ci, sa main était de la même lividité qu’à l’accoutumé. Un rêve. Il s’agissait juste d’un horrible rêve. Pourtant, elle se sentait toujours aussi mal en point…
Elle avança de quelques pas en titubant puis accéléra, sa robe de mousseline pourpre virevoltant au vent. Il fallait qu’elle rentre et qu’elle s’enferme pendant plusieurs heures dans sa chambre. Sinon elle risquerait de perdre le contrôle de son corps. La bête ne tarderait pas à se réveiller si elle ne dépêchait pas…

C’est dans un fracas sourd que la vampire entra dans le hall, le souffle saccadé et les cheveux tombant négligemment sur son visage d’une blancheur cadavérique. Ses yeux de velours se posèrent aussitôt sur la personne qui se tenait en face d’elle. Un jeune homme aux cheveux bruns… Saki recula farouchement contre la porte, ne le quittant pas des yeux. Un nouvel arrivant ?! Là, maintenant, tout de suite ?! Sa stupeur n’avait fait qu’augmenter le trouble qui rendait son état –il fallait bien l’avouer- critique. Le gris perle de ses yeux vira étrangement au cramoisie puis redevint de nouveau cendré. Un humain qui de plus… La demoiselle se calma hâtivement et salua d’une voix maîtrisée le nouveau venu.

-Bonjour… murmura t-elle doucement.

Ses mains se contractèrent vivement quand elle sentit une nouvelle douleur lui transpercer la chaire. Que ce passait-il à la fin ?!

En entendant la porte claquer, le jeune homme leva la tête et regarda autour de lui. Ce n’est que quelques secondes après qu’il se retourna, croisant le regard de la demoiselle. Celle-ci sursauta légèrement, frappé par la couleur si profonde qu’avaient ses yeux. Le garçon qui se tenait en face d’elle mit un certain temps avant de lui répondre. Il paraissait déstabilisé… Il lui fit un petit sourire mais celui-ci disparut aussitôt qu’il était venu. Le jeune homme lui rendit son salut et s’empressa de lui demander si elle allait bien. Il s’approcha d’elle mais laissa entre eux deux un espace d’environ un mètre. Saki en déduisit alors qu’elle faisait encore plus peur qu’elle ne se l’était imaginé… Pourtant, ce n’était pas plus mal qui se tienne éloigné d’elle. On ne savait jamais ce qu’il pouvait arriver… La vampire leva lentement les yeux vers lui, se forçant de sourire. Malheureusement, cela ne fit pas l’effet désiré. A la place d’un sourire rassurant, son visage abordé un sourire faux, légèrement crispé.

-Oui, ne vous inquiétez pas, ce n’est rien de grave… dit-elle en essayant de paraitre honnête.

Elle regarda l’inconnu et remarqua quelques balafres sur son visage qui juraient avec son air si doux. Après avoir marqué une légère hésitation, elle continua.

-Et… et vous ? Quelles sont ses traces sur votre visage ? Vous vous êtes fait agresser en venant ici ?!

Une vague inquiétude se lut dans ses yeux gris. Peut-être que c’était l’œuvre d’un des pensionnaires… Certains étaient d’un naturel très violent comme, par exemple… elle. Saki détourna le regard, gêné. En effet, on ne pouvait pas trouvé d’exemple plus concret que la demoiselle. Quand la folie l’emportait elle pouvait attaquer n’importe qui, sans aucun état d’âme…
La jeune fille recula d’un pas. Elle n’était pas des plus fréquentables en ce moment… Maudissant intérieurement le hasard –ou le destin, peut importe la façon dont on interprétait cela- d’avoir placé le jeune homme sur sa route, elle se présenta d’une voix calme, bien qu’empreinte d’un léger tremblement.

-Enchantée de vous rencontrer, je me nomme Saki Himaky.

La demoiselle inclina un peu la tête, puis la releva, retirant quelques mèches brunes de devant ses yeux. Voyant que la douleur qui la tenaillait avec cessé elle lui sourit doucement, comme elle savait si bien le faire.
Au fond d’elle-même, Saki savait qu’elle reviendrait d’une minute à l’autre. Son temps était donc compté… Avec un peu de chance, cette rencontre se terminerait avant qu’elle n’arrive. La vampire ne voulait pas qu’on la voit dans cet état si pitoyable, si… bestiale.
Mais, au moment même où elle sentait son malaise s’estomper, celui-ci revint brutalement, avec encore plus d’intensité qu’avant. Sous l’effet du choc, elle tomba violemment à genoux et porta précipitamment une main à sa bouche. Elle toussa fortement, retira sa main et la regarda avec écœurement. Des petites gouttes rougeâtres coulèrent le long de son poignet. Avec une rapidité inouïe, elle cacha sa main dans son dos.

-Excusez moi… murmura t-elle faiblement. Je ne sais pas ce qu'il m'arrive...

En effet, elle ne comprenait absolument pas... En temps normal, son organisme ne devrait pas réagir comme cela. C'était même impensable qu'un corps mort puisse devenir malade. Mais peut être que pour une personne ayant atteint déjà quelques siècles ce phénomène était possible...

Le jeune homme lui sourit puis, tout en gardant un air sérieux il lui dit ceci :


Saki le regarda longuement sans rien dire. C’était une plaisanterie, elle s’en doutait bien. Mais cette réponse lui semblait être dénuée de notes comiques…
Comme s’il eut été gêné, il ébouriffa ses cheveux bruns et se mit à rire. Puis, se calmant il afficha un sourire et ajouta :


La vampire écarquilla un peu plus les yeux. Il lui ressemblait tellement… Il lui avait dit la même chose ce jour là, une main appuyée contre la cavité béante qui lui avait autrefois servie d’œil. Cette simple phrase, si courte, disait pourtant tellement de choses… Gilles avait désobéit à son maître et, en retour, il avait été « puni », privé de son œil droit.
Elle dévisagea son interlocuteur, une souffrance indescriptible au visage. Bien que ses blessures fussent moins importantes que celles de son ami, cela horrifiait la demoiselle. Le seul fait d’avoir prononcé le mot punir voulait dire que quelqu’un de supérieur à nous avait tous les droits sur notre vie. Mais c’était faux. Faux. Aucun être ne pouvait avoir le droit de vie ou de mort sur un autre, personne.
Une larme glissa sur sa joue cireuse. Elle disait cela et pourtant… Elle était elle aussi une victime. Victime de la cruauté de sa race. On l’avait bien tué, on avait bien mis fin à son existence minable… Quelqu’un avait vraiment joué avec sa vie, la lui avait retirée…

Saki fut aussi tôt tiré de ses réflexions par une odeur doucereuse. Du sang. La demoiselle sursauta brusquement. C’était mauvais. Mauvais mais aussi très dangereux. Ses yeux gris se posèrent sur le jeune homme. Il saignait, mais où ?! Ne semblant par remarquer sa réaction, celui-ci se présenta à elle d’une voix enjouée.
Key. Tsukiyo Key. Il fallait qu’il parte. La vampire ne pouvait pas rester près de lui dans ses conditions. Elle voulu lui dire quelque chose mais sa voix s’étrangla dans sa gorge. Elle n’y arrivait pas.

Voyant son « malaise » le garçon commença à lui tendre la main puis arrêta son geste à mi-chemin pour finalement s’accroupir à ses côtés. Posant une main sur l’épaule de la demoiselle il lui demanda s’il elle voulait se rendre à l’infirmerie.
Elle baissa la tête, ne voulant affronter son regard. Silencieusement elle nettoya discrètement sa main dans le pan de sa robe. Aller à l’infirmerie ne changerait rien. On ne pouvait rien faire dans son cas. Rien. Elle devait juste s’enfermer quelque part et attendre. Cela pourrait durer quelques heures aussi bien qu’une semaine.
Honteuse, elle sera le poing et murmura :

-Non. C’est bon. De toute façon personne ne pourra rien y faire…

Saki avait murmuré cela d’un ton froid, sans même jeter un regard à Key. Il fallait qu’il parte, absolument. Peut être qu’en lui parlant de façon désagréable il s’en irait…
La jeune fille se releva, chancelante. C’était cruel. Si cruel… Il était doux avec elle et lui proposait même son aide… Mais elle ne pouvait accepter. Il la prenait sûrement pour une simple et candide humaine. Elle lui tourna le dos, quelques larmes perlant au coin de ses yeux. Encore une personne qui jugeait sur son apparence. La demoiselle était un prédateur et lui, une proie potentielle. S’il savait quel genre de monstre était vraiment la jeune fille il ne lui aurait pas adressé la parole.
Ses prunelles argentées se colorèrent d’un rouge vif. C’était trop tard à présent… Son corps fut secoué par une violente convulsion et sa respiration se fit haletante. Trop tard…
Elle se retourna fébrilement vers lui, le regard suppliant.

-Vous devriez partir… Peut être qu’en continuant plus loin vous rencontrerez quelqu’un qui sera plus apte à vous aider que moi…

Sa phrase fut coupée par un gémissement de douleur. Elle sentait déjà dans sa bouche ses crocs qui s’allongeaient… Pas maintenant ! S’il vous plait… Elle cria intérieurement, mais n’eut aucune réponse. Personne ne se souciait de ses cris muets… Pas même ce dieu qu’elle avait adoré à l’époque ou son humanité lui appartenait encore…


-Je suis désolé…

Key essuya la larme sui scintillait sur la peau blafarde de la demoiselle et lui parla sur un ton enfantin, lui disant qui n’était pas la peine de pleurer. Au contact de sa main, elle tressaillit légèrement. Il disait avoir désobéit trop de fois… La jeune fille secoua lentement la tête. Désobéir à qui ? A qui appartenait-il, et pourquoi disait il cela si calmement, comme s’il l’acceptait ? Comme si la liberté semblait être inaccessible…

Une liberté inaccessible…

Saki pensait aussi cela à l’époque. A cette fameuse et sombre époque, ou le seul lieu qu’elle connaissait n’était que cette petite pièce mal éclairée. Combien de fois avait elle voulu s’enfuir, échapper à cet homme cruel ? Combien de fois avait elle espéré devenir libre, mais combien de fois s’était elle rappelé que c’était tout bonnement impossible ? Oui. A cette époque encore, elle croyait que la seule liberté était la mort. Et pourtant… En échange de cette pseudo-liberté elle avait était damnée. Une fois de plus elle était devenue prisonnière, victime de sa véritable nature.

Un passé voilé par l’ombre et le sang…

Une nouvelle larme roula sur la joue de la demoiselle. Pourquoi pleurait-elle ? Pourquoi se sentait-elle si triste, si nostalgique ? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi à ce moment là ? Et pourquoi lui ?

Le jeune homme croisa le regard sanglant de la demoiselle mais ne s’enfuit pas. Il se prit juste la tête entre les mains quelques instants, comme en proie à un combat intérieur. Puis, Key releva la tête et s’avança petit à petit vers elle. La vampire fut surprise de constater qu’il n’était pas partit. Il lui fit même clairement comprendre qu’il resterait ici tant qu’elle n’irait pas mieux.

-Vous n’avez pas choisis d’être ainsi à cet instant précis comme on ne choisit pas ce que l’on est...

A cette phrase elle recula un peu plus et se cogna contre un mur. Il avait raison. Il avait absolument raison… Elle n’avait pas choisit ce qu’elle était devenue… Elle aurait préféré mourir. Mourir et disparaitre. Au moins, cela lui aurait permis de ne pas ce montrer sous ce jour là, jour qu’elle détestait et redoutait tant…

-Il y a forcément quelque chose que je puisse faire, non ?

Aussitôt elle se figea. Que pouvait on demander de plus naïf à un vampire assoiffé ? Rien. Rien n’était pire que cela…
Les yeux de Saki devinrent plus sombres, plus écarlates. Le jeune homme pouvait l’aider, évidemment. Mais elle ne voulait pas. Elle ne se le permettrait pas. Depuis fort longtemps la demoiselle s’était promise cela ; de ne plus jamais toucher aux humains. Pourtant, cette voix malsaine lui souffla à l’oreille qu’elle pouvait se permettre une exception… Ses lèvres bougèrent un peu, comme si elles chuchotaient un « oui » muet. Mais ce mouvement fut imperceptible, invisible. Elle respira plus fort, bruyamment. Ils venaient de sortir entièrement… Elle se cacha le visage de ses mains, comme si elle essayait d’oublier quelque chose qu’elle aurait vu. Il ne devait pas rester là, il devait partir, partir loin, dans un endroit où elle ne pourrait l’atteindre.

-Pourquoi… pourquoi ne partez vous pas ?! On ne peut rien y faire et c’est comme ça ! Pourquoi voulez vous…

Elle ne put terminer sa phrase, sa voix se brisant soudainement. La jeune fille sentait qu’elle arrivait, essayait de prendre possession de son corps. Non. Elle devait lutter, lutter contre cette furie. Son enveloppe charnelle et son esprit lui appartenait, à elle et à personne d’autre. Elle ne lui laisserait pas prendre le dessus, pas cette fois… Le visage toujours caché par ses mains pâles elle sanglota doucement. La jeune fille se sentait si chétive, si impuissante… Elle aurait voulu la stopper, faire cesser ce cauchemar. Mais non, tout cela était bien réel. La vampire s’en voulait affreusement. Elle s’en voulait de pleurer devant ce garçon, cet inconnu qu’elle venait juste de rencontrer. Elle s’en voulait aussi de son attitude déplacée qui devait sûrement le mettre mal à l’aise.
Une légère sensation de brûlure se répandit dans ses veines. La soif, l’envie de sang… Un sentiment familier, une douleur pourtant si douce…
Ella abaissa lentement ses mains et fit face à Key, les yeux baignés de larmes. Dans ses prunelles pourpres on pouvait lire une douleur indescriptible. Elle le suppliait de partir mais, paradoxalement, elle ne voulait pas se retrouver seule une fois de plus… La solitude lui faisait peur… affronter seule ces ténèbres la terrifiait…
D’une main tremblante, elle agrippa faiblement le haut du jeune homme et ferma brutalement les yeux. Qu’était-elle en train de faire ? Elle ne saurait le dire elle-même…

- Excusez-moi… Je… Je…

Elle baissa la tête et se tût, ses longs cheveux bruns tombant devant son visage. La demoiselle s’excusait. Toujours et encore.

En entendant le jeune homme murmurer, Saki le regarda avec étonnement. Il semblait comprendre. Comprendre la solitude… Ou connaitre…
Sa voix se fit alors lointaine, comme s’il n’était plus là, ailleurs. La jeune fille se sentit alors idiote. Une parfaite idiote. Elle n’avait pas cessé de pleurer et de se plaindre, mais peut être que lui aussi –peut être- était malheureux… Sa venue au pensionnat pouvait l’expliquer. Chaque être habitant ici était différent. Chacun avait ses raisons –plus ou moins bonnes- d’être venu ici…
Dès qu’elle releva la tête, Key aperçu les crocs de la demoiselle. Mais, encore une fois, il ne recula pas. Elle fouilla son regard, cherchant une éventuelle trace de peur. Mais rien. Rien. Il n’y avait aucune terreur dans les yeux du jeune homme. De la surprise, peut être. Mais aucune peur… Pourquoi ? Les monstres comme elle faisait peur à eux, aux humains. Qui de plus, il devait se rendre compte qu’il était dans une situation délicate. Extrêmement délicate même.
La jeune fille sentit qu’on lui relevait doucement la tête. Le garçon écarta quelques mèches de son visage et lui sourit.

-Vous vous excusez encore... Vous n’avez encore rien fait, alors pour s’excuser ? Au lieu de cela vous devriez comprendre que vous n’êtes pas un monstre, mais juste quelqu’un de différent. Et nous devons vivre avec nos différences pour pouvoir un jour les accepter et vivre pleinement.

Quelqu’un de différent ? A ce mot, Saki le lâcha faiblement. Ils l’étaient tous ici. Accepter la différence des autres était une chose mais accepter la sienne lui était impossible. Il lui disait qu’elle n’était pas à un monstre… mais il se trompait. Les vampires… des êtres plus répugnants que les autres. Parmi toutes les espèces possibles et inimaginables, ils étaient les pires. Tuer pour vivre. Ou vivre pour tuer ? Comment pouvait-on définir cela ? Seul le mot monstrueux convenait… Immonde, abject, immoral… Il fallait que Key comprenne cela. Qu’il comprenne qu’elle était vraiment ce « monstre ».

-Non… Vous vous trompez. Il ne s’agit pas différence mais bel et bien de monstruosité…

Un sourire triste étira ses lèvres et elle continua :

- Comment définirez-vous un être qui tue pour vivre ?

Elle disait cela dans le but de le choquer. Le choquer mais aussi lui faire comprendre. La jeune fille avait depuis longtemps arrêté la chasse aux humains mais elle avait toujours besoin de leur sang pour vivre. Intérieurement, elle eut un sourire amer. Il n’était plus vraiment question de vivre à présent. « Survivre » était peut être plus adapté à son cas… Sa vie avait été ridicule mais sa « non-vie » l’était encore plus…
Le garçon lui lâcha le visage et passa une main derrière ses cheveux, comme gêné. Puis, il lui proposa de l’aider. Un donneur consentant…lui chuchota de nouveau cette voix malsaine. Elle pouvait lui en prendre un peu, juste un tout petit peu, histoire de se calmer…
Cette pensé aiguisa un peu plus ses sens. Saki pouvait à présent sentir la chaleur qui émanait du jeune homme, la douce odeur de sang… Elle distinguait même clairement les pulsations régulières de son cœur. Ses yeux rubis se posèrent sur le cou de Key où elle aperçut une veine bleutée. Mordre dans sa gorge était une idée alléchante, irrésistible même… La demoiselle voulu avancer mais se résigna vivement. Elle l’avait fait, encore une fois ! Elle lui avait cédé sa place pendant quelques secondes…
Saki serra les poings. Elle ne le ferait pas. Elle se l’était promise, son honneur en dépendait. Il lui fallait trouver quelque chose à dire au jeune homme, quelque chose de blessant. Elle ferma les yeux, ordonnant à son corps de se calmer. Respirant plus calmement, elle planta son regard dans celui de son interlocuteur sans ciller.

-Merci mais je n’ai pas besoin de votre pitié, rétorqua t-elle durement.

La jeune fille s’avait pertinemment qu’il ne s’agissait pas de cela. Elle pouvait même le lire dans les yeux bleus du garçon. Il voulait l’aider. Mais elle, elle ne le voulait pas. Tout ce qu’elle espérait était qu’il se sentirait blessé, qu’il abandonnerait.
Soudainement, elle s’en voulu. Ça ne lui ressemblait pas de parler comme cela…La froideur dans son regard s’estompa et laissa place au désolément. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais aucun son n’en sortit. Encore une fois elle aurait voulu s’excuser auprès de lui, lui demander de ne pas lui en vouloir, de partir, d'abandonner... Ou peut être de rester... De ne pas la laisser dans cet état.

Malgré les attentes de la jeune fille, le garçon sourit. Un sourire étrange, qu’elle-même ne pouvait définir. A quoi pensait-il ?

-Tuer pour vivre ? N’est-il pas normal de tuer pour vivre ? On vivrait de quoi s’il ne fallait pas tuer ? On attendrait qu’un animal ou que quelqu’un meurt de faim pour pouvoir s’en nourrir ? Non, ça serait la foire sur terre si tel était le cas. Je dirais même qu’il faut tuer pour vivre. Peu importe ce que l’on tue, c’est... vital.

Non, il ne comprenait pas. Ce n’était pas aussi simple, pas aussi… normal. Tuer était un crime, un pêché grave, impardonnable. Tuer… c’était même plus que ça. Un sentiment indescriptible, un acte dénué de tous sens, humanité. Mais cela, Key ne semblait pas pouvoir le comprendre.
A moins qu’il ne voulait pas.
Des images douloureuses revinrent violemment dans l’esprit de la demoiselle. Un flot de souvenirs qu’elle tentait en vain d’oublier, d’effacer de sa mémoire. Elle sera les dents et ferma désespérément les yeux. Ce n’était pas le moment. Pas maintenant.
Devant elle se tenaient deux enfants en pleurs, se serrant mutuellement dans les bras. Un des deux, visiblement le plus grand, releva son visage larmoyant et lui jeta un regard suppliant, désespéré. Il resserra l’étreinte autour de son petit frère et la regarda, tremblant comme jamais. « Pourquoi… Pourquoi avez-vous fait ça madame ?demanda t-il d’une voix chevrotante. Ma… Maman et papa n’avaient rien fait… Pourquoi faites vous ça ?! ». Un frisson de plaisir lui parcouru l’échine et elle ne put s’empêcher de sourire. « C’est simple. J’aime ça. ». Il n’eut même pas un cri, ils n’en eurent pas le temps. Quand elle entendit leurs derniers souffles elle regretta. Regretta de ne pas leur avoir fait pousser des cris d’agonies. Elle quitta la maison à présent silencieuse, plus que repu. Mais au passage elle ne pu s’empêcher de poser un regard bienveillant sur la maison saccagée ; sa délicate œuvre.
La demoiselle émergea de son cauchemar, ouvrant brusquement les yeux. Des tremblements parcoururent tout son corps. Une mare de sang, dans laquelle une jeune femme baignait, les traits de son visage contractés par une horreur sans nom. Un miroir tâché de pourpre reflétant sa propre image, le rictus tordu et les yeux sanglants d’un monstre ayant pris une apparence humaine. Oui, cela ne disparaitrait pas de sa mémoire, jamais.
Un monde régit par les meurtres et l’enivrante odeur du sang… Des instants si doux qui à présent étaient si âpres… Des gestes auxquels elle avait pris un macabre plaisir à exécuter mais qu’elle regrettait tellement… Tuer. Non, c’était encore bien plus que cela. C’était délicieux. Exquis. Voilà la différence qu’il y avait entre elle est les autres, les humains. Les humains tuaient pour plusieurs raisons, diverses et variées ; vengeance, protection, colère, haine… Le vampire, lui, n’avait que deux motifs valables ; plaisir et faim. Oui. Un monstre, il n’y avait pas d’autre mot.
Elle leva faiblement les yeux vers le jeune homme et aperçut une larme au coin de son œil. Avant qu’elle ne puisse réagir, Key l’essuya vivement. Comme s’il ne s’était rien passé il se remit à lui sourire.

-Même si on tue un ami, par moment si c’est nécessaire, on y est obligé... Pas pour vivre, mais pour survivre.

Le son de sa voix résonna étrangement dans le hall. Malgré le sourire qu’il abordait il semblait en être tout autre…

Tuer un ami.

Les rouages de son esprit se remirent à tourner doucement. Key ne parlait pas pour elle, du moins qu’à moitié.
Sa bouche s’ouvrit une nouvelle fois mais ne laissa aucun mot s’en échapper. Elle baissa le regard, ne trouvant pas le courage de parler. C’était tellement plus simple ainsi, de faire comme si on ne comprenait pas, comme si le sens des paroles qu’on nous disait nous échappaient. De jouer les ignorants, de devenir hermétique à tout ce qui nous entoure. Beaucoup plus simple mais pourtant si lâche…
Dès qu’elle lui parla de pitié, le garçon laissa échapper un rire amusé. Saki fût légèrement surprise en entendant ses propos. Pendant un instant elle eut l’impression de se tenir en face d’une autre personne, différente de celle qui lui parlait en faisant des sourires maladroits. Puis, il se tût et se mit à rougir, bégayant des excuses.

-Il faut donc que je me montre brutale envers vous pour être un monstre ? Il faut que j’ai une apparence qui vous révulse et vous effraie ?lui demanda t-elle doucement. Après tout… vous êtes peut être pareil que les autres… vous prétendez cela car j’ai l’air normale ?! Car je n’ai pas un physique hideux ?!

Sa voix monta d’un ton. Elle était frustrée, en colère contre lui et elle-même. Il voulait l’aider… Pourquoi ? Elle ne le méritait pas. Elle ne méritait rien. Rien. Ou peut-être cette mort qui lui était promise depuis bien longtemps.

-Vous ne savez rien… Rien du tout. Vous voulez m’aider car vous me voyez maintenant et dans cet état… Vous ne connaissez pas mon passé, ni ce que j’ai fais… Vous dîtes qu’il faut tuer pour vivre mais… ,elle s’arrêta quelques secondes, reprenant son calme. Essayez. Essayez de tuer quelqu’un à mains nues en utilisant vos dents ou vos ongles et buvez son sang. Vous verrez si bous n’en tirez que du plaisir ou de l’horreur. Si vous voulez continuer à le dévorer ou vous arrêtez et vomir. Vous verrez si vous êtes un monstre ou non.

La jeune fille se tût, ne le quittant pas des yeux. Comment pourrait-il comprendre ? C’était si simple de prétendre vouloir l’aider quand on venait juste de la rencontrer. Elle n’était pas la jeune fille qu’il voyait. Il ne pouvait pas voir l’être cruel qu’elle était au-delà de cette candide apparence.

-Vous êtes gentil… trop peut-être… Mais ce n’est pas la peine. De toute façon je ne le mérite pas.

Malgré les larmes qui glissaient sur ses joues elle lui sourit tendrement. Il ne fallait pas se donner de la peine pour une créature comme elle. Donne-lui une main et elle te prendra le bras…

-Vous avez raison. Je ne connais rien de vous, et encore moins de votre passé. La seule chose que je sais c’est votre nom. Mais voyez-vous, je me moque bien du passé. Nous avons tous un passé plus ou moins glorieux. Des souvenirs que nous voudrions effacer, d’autres qu’on voudrait graver dans notre mémoire...

Il s’arrêta quelques instants, comme semblant se remémorer certaines choses.

- ... Le passé, c’est le passé. Je ne veux pas me baser sur des actes que vous auriez commis. Je ne jugerais jamais les personnes sur leur passé, ni même sur ce qu’ils sont. Les rumeurs, je m’en contre balance, vous vous qualifié comme un monstre ? Cela ne m’empêchera de vouloir vous aider. Oui, actuellement je veux vous aider parce que je vous vois dans cet état, je ne vous connais pas, je ne peux pas vous aider pour autre chose que cela pour l’instant. Je vous aurez rencontré alors que vous vous serez blessé je-ne-sais-où, je vous aurez aussi proposé mon aide, car, les blessures physiques sont plus facile à voir que celles que l’on cache à l’intérieur.

Elle le regarda sans rien dire, les yeux toujours baignés de larmes. Pourquoi réagissait-il comme ça ? Pourquoi Key se montrait-il si compréhensif envers elle ? Saki baissa la tête, dépitée. Tant de réponses pour si peu de questions…
Le jeune homme murmura une dernière phrase qui fit relever la tête de la demoiselle. Il se considérait donc comme naïf ? Elle ne le voyait pas comme cela… Il lui semblait être une personne aimable bien qu’enfantine.
Il sourit puis ébouriffa doucement les cheveux de la vampire, lui demandant de sécher ses larmes. Elle battit vivement des cils et essuya d’un revers de main ses yeux humides. Cette présence « amie » faisait un bien fou à la jeune fille. Peu importe ce qu’elle lui disait, il ne la rejetait pas… Sans cesse, il ne faisait que se montrer doux… Elle se mordit nerveusement les lèvres, pensant encore une fois qu’elle ne le méritait pas.
Après avoir écouté le garçon, Saki aurait sûrement dût accepter son aide. Mais, elle ne pouvait rompre cette promesse… C’était une question d’honneur, de fierté. Depuis quelques années, elle ne se nourrissait plus que de sang animal. Certes, cela ne valait pas le goût de celui des humains, mais c’était amplement suffisant à sa survie. Si jamais elle mordait un homme, ce serment serait brisé et elle risquerait de sombrer à nouveau…
Elle leva fébrilement les yeux vers Key et lui parla d’une voix calme.

-Je devrais accepter, mais je ne peux pas… Je me suis promise depuis longtemps de ne plus jamais toucher aux humains. Donc, peut importe ce que vous me diriez, je ne le ferais pas…

Une ombre voila ses yeux pourpres. Oui. C’était mieux ainsi… De ne plus s’attaquer aux mortels… De ne plus toucher à la créature du divin… Cette pensée lui arracha une moue ironique. Depuis quand était-il histoire de religion ? Depuis jamais et toujours…
Une nouvelle vague de douleur traversa le corps de Saki qui ne put s’empêcher de sursauter violemment. Son organisme, et plus précisément sa gorge, la brûlait affreusement. Elle se retourna de sorte à ce que Key ne la voit pas et fût prise d’une vive quinte de toux. Précipitamment, elle porta une main à sa bouche. C’était mauvais, elle perdait trop de temps à parler avec lui… Si elle ne faisait pas quelque chose, elle finirait pas arriver et se montrerait désagréable… Mais, quoi qu’elle fasse, il s’agissait là de sa nature contre laquelle elle ne pouvait lutter indéfiniment. Dans ce domaine là, la demoiselle n’avait aucuns avantages. S’arrêtant de tousser, elle retira sa main refit face à son interlocuteur. Un semblant de honte crispait le visage de la vampire qui était soudainement devenu plus pâle qu’à l’accoutumée. Elle détestait ces moments de faiblesses, moments qui la rendaient si pitoyable…

-Je suis désolé de me montrer sous ce jour là… Ce… ce ne doit pas être très agréable pour vous non plus…

Elle avait chuchoté cela dans un souffle quasi inaudible, sans même lever le regard vers Key. Mais pourquoi l’avait elle croisé ?!